ΚΥΠΡΟΣ

Date 15/5/2014 10:37:18 | Topic: CHYPRE

Cour européenne des droits de l’homme : Condamnation de la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme a rendu, le 12 mai 2014, la décision concernant le volet des indemnisations dans la quatrième requête interétatique de Chypre contre la Turquie. Cette décision très importante, fait suite à celle prise par la Cour le 10 mai 2001(nous avons évoqué cette question dans un autre article sur ce site). La Turquie doit régler la somme de 90 millions d’euros correspondant à l’indemnisation pour le tort moral provoqué d’une part aux parents des personnes portées disparues depuis 1974 et, d’autre part, aux enclavés Chypriotes grecs dans la partie occupée de Chypre. Dans le communiqué relatif à la question, publié par la Cour nous lisons :

Arrêt : CEDH I31 (2014), du 12 mai 2014

Arrêt de Grande Chambre sur la question de la satisfaction équitable concernant l’affaire Chypre c. Turquie

Dans son arrêt de grande chambre, définitif1, rendu ce jour dans l’affaire Chypre c. Turquie (requête
No 25781/94), la Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur la question de l’application de l’article 41 (satisfaction équitable).

La Cour dit, à la majorité, que le temps écoulé depuis le prononcé de l’arrêt au principal le 10 mai 2001, ne l’empêche pas d’examiner les demandes formulées par le gouvernement de Chypre au titre de la satisfaction équitable.

La Cour dit, à la majorité, que la Turquie doit verser à Chypre 30 000 000 euros (EUR) pour le dommage moral subi par les familles des personnes disparues et 60 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas. Ces montants seront distribués par le gouvernement de Chypre aux victimes individuelles sous la surveillance du Comité des Ministres.

Principaux faits

L’affaire concerne la situation dans le nord de Chypre depuis que la Turquie y a effectué des opérations militaires en juillet et août 1974 et la division continue du territoire de Chypre depuis cette date.

Dans son arrêt de Grande Chambre rendu le 10 mai 2001, la Cour a conclu que la Turquie avait commis de nombreuses violations de la Convention en raison des opérations militaires qu’elle avait menées dans le Nord de Chypre en juillet et août 1974, de la division continue du territoire de Chypre et des activités de la « République turque de Chypre du Nord » (RTCN). Concernant la satisfaction équitable, la Cour avait dit à l’unanimité que la question n’était pas en état et en avait ajourné l’examen.

La procédure d’exécution de l’arrêt au principal est actuellement pendante devant le Comité des Ministres.

Le 31 août 2007, le gouvernement de Chypre a informé la Cour qu’il avait l’intention de soumettre une demande à la Grande Chambre en vue de la reprise de l’examen de la satisfaction équitable. Le 11 mars 2010, le gouvernement de Chypre a présenté à la Cour sa demande de satisfaction équitable pour les personnes disparues à l’égard desquelles la Cour avait conclu à la violation des articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants), et 5 (droit à la liberté et à la sûreté).

Le 25 novembre 2011, le gouvernement de Chypre a adressé à la Cour un document visant la procédure d’exécution de l’arrêt au principal par le Comité des Ministres et priant la Cour de prendre certaines mesures afin de faciliter l’exécution de cet arrêt. En réponse à des questions complémentaires posées par la Cour et à son invitation à soumettre la version définitive de sa demande de satisfaction équitable, le gouvernement de Chypre a présenté, le 18 juin 2012, ses prétentions au titre de l’article 41 concernant les personnes disparues et a soumis des demandes se rapportant aux violations commises à l’égard des Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas.

Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme en 1994. Elle a été déférée à la Cour européenne des droits de l’homme par le gouvernement de Chypre le 30 août 1999 et par la Commission le 11 septembre 1999. Un arrêt sur le fond a été rendu par la Grande Chambre le 10 mai 2001.
(…)
Décision de la Cour

Recevabilité de la requête de Chypre

La Cour rappelle que la Convention européenne des droits de l’homme est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. La Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, la Cour doit prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes.

La Cour admet que le droit international général, dans un différend interétatique, reconnaît en principe l’obligation pour le gouvernement requérant d’agir sans délai pour garantir la sécurité juridique et ne pas causer de préjudice disproportionné aux intérêts légitimes de l’Etat défendeur (voir Nauru c. Australie, Cour internationale de justice).

La Cour rappelle que la présente requête a été introduite en 1994 devant l’ancienne Commission européenne. En vertu de son règlement alors en vigueur, ni le gouvernement requérant, ni les requérants individuels n’étaient tenus d’exposer dans le formulaire de requête leur demande de satisfaction équitable. La Cour rappelle que, par lettre adressée aux deux gouvernements le 29 novembre 1999, elle a donné pour instruction au gouvernement requérant de ne pas soumettre de demande de satisfaction équitable au stade de l’examen au fond de l’affaire. Il est donc compréhensible que celui-ci ne l’ait pas fait.

La Cour a dit dans son arrêt sur le fond que la question de l’éventuelle application de l’article 41 ne se trouvait pas en état et qu’elle en ajournait l’examen. Aucun délai ne fut donné aux parties pour la présentation de leurs demandes de satisfaction équitable. La Cour estime par conséquent que le fait que le gouvernement chypriote n’ait soumis sa demande de satisfaction équitable que le 11 mars 2010 ne rend pas sa demande irrecevable et qu’il n’y a aucune raison de rejeter cette demande pour tardiveté.

Applicabilité de l’article 41 dans les affaires interétatiques

La Cour observe que, jusqu’à présent, elle ne s’est penchée qu’une seule fois sur la question de l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable dans une affaire interétatique, à savoir l’affaire Irlande c. Royaume-Uni. La logique de la règle de la satisfaction équitable découle des principes de droit international public régissant la responsabilité de l’État. Le principe de droit international le plus important relativement à la violation par un État d’une obligation découlant d’un traité veut que la violation d’un engagement entraîne l’obligation de réparer dans une forme adéquate. En gardant à l’esprit la spécificité de l’article 41 par rapport aux règles et principes généraux du droit international, la Cour n’interprète pas cette disposition dans un sens étroit et restrictif excluant les requêtes interétatiques de son champ d’application. La logique globale de l’article 41 de la Convention ne diffère pas fondamentalement de celle qui gouverne les réparations en droit international public. Dès lors, la Cour estime que l’article 41 de la Convention s’applique bien en tant que tel, dans les affaires interétatiques.
Cela étant, du fait de la nature même de la Convention, c’est l’individu et non l’État qui est directement ou indirectement touché et principalement lésé par la violation d’un ou de plusieurs droits garantis par la Convention. Si une satisfaction équitable est accordée dans une affaire interétatique, elle doit toujours l’être au profit de victimes individuelles.

L’octroi de la satisfaction équitable

La Cour constate que le gouvernement chypriote a soumis des demandes de satisfaction équitable en réparation de violations commises à l’encontre de deux groupes de personnes, précis et objectivement identifiés ou identifiables. Il s’agit d’une part de 1 456 personnes disparues et d’autre part, de Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas. La réparation demandée ne vise pas à indemniser l’État chypriote d’une violation de ses droits mais à dédommager des victimes individuelles. Pour autant que les personnes disparues et les habitants du Karpas sont concernés, la Cour considère que le gouvernement chypriote a le droit de présenter une demande au titre de l’article 41 et que l’octroi d’une satisfaction équitable serait en l’espèce justifié.
Eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour juge raisonnable d’allouer au gouvernement chypriote les sommes globales de 30 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les parents survivants des personnes disparues et de 60 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les habitants enclavés dans la péninsule du Karpas. Ces sommes doivent être distribuées par le gouvernement chypriote aux victimes individuelles des violations constatées dans l’arrêt au principal. La Cour estime qu’il appartient au gouvernement chypriote, sous la supervision du Comité des Ministres, de mettre en place un mécanisme effectif pour la distribution des sommes précitées aux victimes individuelles.

(…)

La Cour observe qu’en vertu de l’article 46, l’État défendeur est tenu de se conformer à l’arrêt au principal. (…)
Cette décision de la Cour confirme une fois de plus le fait que la Turquie est responsable de la violation massive et continue des droits de l’homme des Chypriotes. L’invasion et l’occupation turques du nord de Chypre sont de nouveau condamnées.
Voyons maintenant comment la décision a été accueillie par la Turquie. De nombreux quotidiens turcs, datés des 13 et 14 mai 2014, se sont fait l’écho de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la Turquie à payer 90 millions d’Euros d’indemnités aux familles des Chypriotes grecs victimes de l’invasion turque à Chypre et de l’occupation continue depuis 1974.
Tous les quotidiens, quelle que soit leur tendance politique, sont très critiques de cette décision. Ils reprennent également les propos du ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu : « cette décision n'est pas contraignante et n'a pas de valeur pour nous du point de vue du droit international et de la CEDH. (…) son timing est tout autant significatif. Cette décision, qui intervient dans une période où les négociations élargies ont repris sous le leadership également de la Turquie, n’est pas bonne pour la psychologie des négociateurs ». Il faut aussi noter que le député CHP et ancien juge turc à la CEDH Rıza Türmen souligne que la Turquie est dans l’obligation de s’acquitter des indemnisations, « dans un délai de trois mois, sous peine de pénalités ».
L’ensemble de la presse chypriote turque des 13 et 14 mai 2014 – notamment les quotidiens Havadis, Kibris, Kibris Postasi, Yeniduzen – ont largement couvert la décision. Parmi les positions exprimées nous retiendrons celles du leader de la communauté chypriote turque Dervis Eroglu qui a rejeté la décision la qualifiant de politique et estimant qu’elle manquait de base légale. Il précisait encore que les négociations en cours sous l’égide du Secrétaire général de l’ONU afin d’arriver à une solution au problème chypriote pourraient être affectées.
En fin de compte, il faut rappeler que les décisions de la CEDH sont obligatoires et il est ne peuvent pas faire l’objet d’appel, comme d’ailleurs l’a souligné Riza Türmen, l’ancien juge turc de la Cour.

Charalambos Petinos
Historien, écrivain




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