TURQUIE - ARMENIE

Date 21/7/2020 18:21:06 | Topic: RESUMES-(cliquez)

Turquie-Arménie : la mégalomanie puissance dix *1 !
Par Charalambos Petinos, écrivain

Après Chypre, la Grèce, l’Irak, la Syrie, la Libye, la Méditerranée orientale, l’Egypte… revoilà le tour de l’Arménie. Quoi que, en y réfléchissant, l’Arménie n’est jamais sortie du viseur d’Ankara dans la mesure où cette dernière refuse toujours de reconnaitre le génocide arménien perpétré au début du siècle dernier, génocide qui a causé la mort de plus d’un million et demi d’Arméniens. L’énumération du début de ce papier n’est pas exhaustive et fait référence aux agressions directes ou aux menaces de la Turquie contre ses voisins.

Donc, après son soutien à Daech au Proche-Orient, les violations illégales de l’espace aérien et maritime de la Grèce, la nouvelle invasion de Chypre (après celle de 1974), cette fois dans la zone économique exclusive de l’Etat insulaire, l’intervention illégale en Libye, le soutien à l'extrême droite turque (Loups Gris) en Europe et son instrumentalisation pour faire pression sur les Etats qui accueillent de fortes communautés turques, la prise en otage de Sainte-Sophie avec sa transformation en mosquée, maintenant elle verse de l'huile sur le feu au Sud Caucase en encourageant ouvertement l'agresseur azéri (contre l'Arménie) en lui fournissant les drones de combat "Bayraktar".

Rappelons brièvement les faits : Le 12 juillet, l’Azerbaïdjan a agressé de nouveau l’Arménie qui s’est vue obligée de défendre son territoire. Dans un effort de détournement de l’attention des azéris vers d’autres sujets que celui de la crise économique à laquelle ce pays fait face (chute des prix du pétrole et du gaz naturel à cause de la pandémie), les autorités azerbaïdjanaises ont provoqué cette énième crise entre les deux pays et accusé les Arméniens d’avoir fait. Cette fois, l’agression azérie a eu lieu au nord-est de la frontière avec l’Arménie ; elle n’a pas eu lieu à la frontière avec l’Artsakh (Haut-Karabagh) comme les précédentes attaques azéries.

Le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a tout naturellement déclaré que les provocations azerbaïdjanaises ne resteraient pas sans réponse. Et les forces armées arméniennes ont défendu le territoire de leur pays.

La Turquie s’en mêle !
Malgré les appels de la communauté internationale à la retenue, azéris et turcs sont montés au créneau menaçant tous azimuts.

Car, il ne faut pas oublier le grand-frère turc qui est toujours prompt à affirmer sa puissance et son aura auprès des voisins et auprès des pays qui lui sont proches.

La Turquie a pris fait et cause pour l’Azerbaïdjan, faisant craindre une déstabilisation du Caucase, ce que la Russie et l’Union européenne, entre autres, souhaitent à tout prix éviter, afin de favoriser aussi un règlement pacifique de la question de l’Artsakh.

La Turquie a fait part de son entière solidarité avec ses "frères" d'Azerbaïdjan. A ce titre, le président du parlement turc a jugé que l'Arménie était responsable du conflit. Pire, la Turquie menace de prendre part au conflit : « Nous condamnons fermement l'attaque ignoble contre la région de Tovuz en Azerbaïdjan. La douleur de l'Azerbaïdjan est notre douleur. La mort de soldats azerbaïdjanais ne restera pas sans réponse», a déclaré Hulusi Akar, ministre turc de la Défense. De son côté, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu a condamné Erevan, assurant Bakou du soutien d’Ankara.

Quelques jours après, le 19 juillet plus précisément, la Turquie a mis ces menaces à exécution en recrutant des mercenaires syriens (des islamistes qui lui sont affidés et qu’elle utilise également en Libye) et en transférant des drones d'attaque en Azerbaïdjan. Elle applique la même stratégie que celle employée tout récemment en Libye, ce qui n’augure rien de bon…

Les drones d’attaque turcs ont été acheminés vers l’une des bases aériennes militaires d’Azerbaïdjan. Pour le moment, nous parlons d’au moins six drones d’attaque, ainsi que, selon certaines informations, et de deux installations MLRS (lance-roquettes multiple) de fabrication turque. Néanmoins, la Russie a décidé d’envoyer un avertissement clair à la Turquie et à l’Azerbaïdjan en lançant des exercices militaires conjoints avec l’Arménie, notamment en fournissant à l’Arménie divers armements*2 .

«L’Arménie engagera de forces importantes dans ces exercices, presque de la taille d’un régiment, comprenant des chars et de l’artillerie. », a déclaré le ministre arménien de la Défense*3 .

Jusqu’où ira le national-islamisme d’Erdogan?
Je faisais une brève référence au début de l’article au comportement turc par rapport à ses voisins. En effet, il ne faut jamais oublier que l’objectif ultime du président turc est d’être le guide (d’aucuns diront khalife) du monde musulman sunnite et de rétablir l’aura de l’Empire ottoman, dont la Turquie est considéré comme le successeur ; c’est ce que l’on appelle communément le néo-ottomanisme.

En réalité, la Turquie, dont personne de sensé ne nie la puissance, est effectivement une puissance régionale. Cependant, sous Erdogan, elle se rêve en grande-puissance, capable de rivaliser avec toutes les grandes puissances (politiques, économiques ou militaires) comme la Russie, l’Europe ou encore la Chine et les Etats-Unis ; à plus forte raison, avec les puissances régionales que sont l’Egypte et Israël…

Le relatif succès de l’intervention turque en Libye, risque de donner des ailes à Erdogan. Il risque également d’exacerber la réaction turque à l’égard de l’Arménie, qui, rappelons-le, subit toujours le blocus turc.

Il est également à craindre que le maître d’Ankara ne souhaite détourner l’attention des Turcs vers l’extérieur et être tenté par une agression musclée contre certains pays, afin d’obtenir une victoire et calmer pour un temps les éventuelles critiques et protestations des Turcs devant les difficultés économiques. Et aux yeux d’Erdogan, la Grèce et plus encore, Chypre, sont les maillons faibles régionaux et d’éventuelles proies faciles…L’Arménie est également le pays qui concentre énormément de symboles pour le nationalisme turc.
Les agissements turcs en Méditerranée orientale, dans le domaine du gaz naturel, avec la violation quasi permanente et l’invasion de la zone économique exclusive de Chypre, où la Turquie effectue des forages illégalement, les violations quotidiennes de l’espace aérien et maritime de la Grèce, la dialectique belliqueuse et la démonstration de force constante, renvoient, justement, de plus en plus, à la possibilité de se trouver face à un affrontement direct dans cette région du monde. Les raisons de ces craintes sont multiples :

Le régime d’Erdogan estime par ailleurs qu’Athènes ne résistera pas à la pression permanente (migrants à la frontière turco-grecque, violations des espaces aérien et maritime, menaces…), et ne pourra pas non plus supporter de telles conditions pendant une longue période. La Turquie espère que la partie grecque tentera d’ouvrir des voies de communication avec elle, créant de la sorte de nouvelles « zones grises » en mer Égée et obligeant Athènes à accepter indirectement qu’il y a un problème sur lequel les deux pays doivent s’entendre ; cela s’appelle avancer ses pions afin d’obtenir des droits là où il n’y en avait pas auparavant…

D’autre part, lorsqu’Ankara flirte avec un épisode brûlant avec la Grèce et parait réellement prête à le provoquer, elle teste les réactions grecques et européennes. Et si ces réactions ne sont pas à la hauteur de la provocation, la Turquie, percevant la faiblesse de ceux qui sont provoqués, intensifiera ses provocations et posera encore davantage de revendications.

En ce qui concerne Chypre, rien n’indique un changement de la position turque, à moins que de changements radicaux s’opèrent sur les autres fronts où la Turquie est engagée. Nonobstant toutes les autres questions, sur le front chypriote, deux faits se sont produits, envoyant clairement le message que la Turquie compte bien poursuivre les violations entamées depuis des années. Le premier concerne l’utilisation par la Turquie, pour la première fois, de l’aéroport illégal de Lefkoniko (situé en zone occupée de Chypre), comme base pour les drones turcs, utilisés dans les opérations en Syrie. Le second concerne l’arrivée d’une troisième plateforme de forage, acquise par la Turquie au début de 2020 lors d’enchères en Grande-Bretagne. Le message est clair : la Turquie est à Chypre pour rester et les forages turcs illégaux dans la zone économique exclusive de Chypre se poursuivront, malgré les vigoureuses protestations chypriotes et celles, plus « mesurées », de l’Union européenne…Aux yeux de la Turquie, Chypre fait partie de son espace stratégique vital et elle ne la laissera pour rien au monde*4 .

Erdogan : effacer Atatürk de l’histoire
Mustapha Kemal dit Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs » devient président de la Turquie en 1923 après le démantèlement de l’Empire ottoman consécutif à la Première Guerre mondiale. Il entreprend de moderniser son pays avec l’idée d’en faire une nation unifiée, laïque, moderne, orientée vers l’Ouest. Les réformes s’enchaînent alors à vive allure : alphabet latin, calendrier grégorien, école primaire laïque et obligatoire, place des femmes dans la société, interdiction du fez pour les hommes, incitations à ne pas porter le voile pour les femmes, etc. Imposées d’en haut et garanties par l’armée, ces réformes laissent des cicatrices profondes dans la société turque et provoquent régulièrement des résurgences religieuses et identitaires*5 .
Sous l’impulsion de l’ancien Premier ministre, Ahmet Davutoglu, théoricien du néo-ottomanisme*6 , Erdogan entreprend de redonner à la Turquie « la place qu’elle mérite » dans le concert des nations. Cela passe par le retour aux valeurs du conservatisme de l’Islam (prôné par les Frères musulmans dont il est un adepte). Tout au long de ses mandats successifs, il fait de la levée de l’interdiction du voile islamique le symbole de la Turquie qu’il souhaite promouvoir.
Après le référendum du 16 avril 2017, qui a transformé en régime présidentiel la République turque, Erdogan cumule l’ensemble des pouvoirs sur toutes les institutions cruciales du pays et se voit pratiquement assuré de rester président jusqu’en 2029 – une évolution politique qui confirme en tous points la lente mais effective dérive de la Turquie d’Erdogan vers l’autoritarisme et la réislamisation de la société*7 .
Dans ce contexte, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée n’est jamais qu’une étape de plus, mais une étape significative et symbolique : une décision d’Atatürk remontant à 1934 est abolie et un lieu de culte, chrétien à l’origine, devient musulman...

Conclusion
La Turquie, devant la faiblesse des réactions internationales, se croit tout permis. Elle tente de fédérer autour d’elle des pays comme l’Azerbaïdjan, joue avec la fibre nationaliste et devient un facteur de déstabilisation aussi bien en Méditerranée que dans le Caucase…
Au niveau de son agenda personnel, le président turc Recep Tayyip Erdogan se rêve en Sultan et Khalife ; il rêve surtout d’effacer Atatürk de l’histoire de la Turquie moderne, ou, du moins, effacer son empreinte, laissant la sienne à la place…

*1 Paru sur : https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/turquie-la-megalomanie-puissance-225857
*2 source: https://avia-pro.fr/news/turciya-nachala-perebrosku-svoih-udarnyh-bespilotnikov-v-azerbaydzhan-reakciya-rossii-okazalas
*3 Idem.
*4 Voir également : Charalambos Petinos, La guerre hybride gréco-turque, in, Europe&Orient No 30, janvier – juin 2020. http://diaspora-grecque.com/modules/altern8news/article.php?storyid=6602
*5 Nathalie Meyer, Sainte-Sophie : Erdogan se prend encore pour le grand sultan : https://www.contrepoints.org/2020/07/20/376596-sainte-sophie-erdogan-se-prend-encore-pour-le-grand-sultan
*6 Développé dans son ouvrage Profondeur stratégique.
*7 Op.cit.




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